Avec l’avènement du numérique, le journalisme a connu des bouleversements majeurs. Les plateformes de médias sociaux sont devenues les nouvelles arènes de la diffusion d’informations – ou mieux, de “contenus” tout court -, souvent sans contrôle éditorial suffisant, ni vérification factuelle.
La montée fulgurante de la justice médiatique, amplifiée par le développement des réseaux sociaux et la décadence observée des pratiques dans les médias traditionnels, en particulier dans les sociétés où l’[auto]-régulation laisse à désirer, comme en Haïti, donne naissance à une inquiétude majeure : les nouveaux médias, influencent-ils le journalisme ou sommes-nous en présence d’un phénomène réciproque et indissociable ?
Quoiqu’il en soit, nous assistons à une prolifération de “procès publics”, où le jugement est rendu sur la base d’opinions publiques qui peuvent être basées sur des informations incorrectes ou déformées. On observe par exemple, lors de ces procès médiatiques, la manipulation d’éléments qui pourraient potentiellement être altérées (accès à des courriels, consultations de message…), et qui auraient pu servir d’appui à des enquêtes de grande importance, mais qui sont exploitées publiquement, parfois avec une trivialité et une légèreté déconcertante, avant même que ces éléments ne parviennent à la barre de la justice.
Comme le faisait signaler Laurent Sagalovitsch, déjà en 2019, La justice médiatique, en particulier à l’ère numérique, est souvent utilisée pour discréditer et diffamer sans égard pour les parties concernées, transformant l’information en armes de destruction massive de l’honneur et de la réputation. Les personnes deviennent la proie d’une condamnation publique qui s’appuie sur des rumeurs, sur des déclarations mal interprétées, des témoignages questionnables, plutôt que sur des faits vérifiés. Cette tendance, qui conduit à la violation de la présomption d’innocence, a entraîné une transformation radicale du journalisme et de l’interprétation de la justice.
Il est effectivement essentiel de comprendre que la justice médiatique ne cherche pas nécessairement à établir la vérité, mais plutôt à susciter des réactions émotionnelles; antithèse parfaite de la justice proprement dite, qui a pour devoir d’explorer minutieusement les faits, aux fins d’éclairer les actions et les motivations de chacun. C’est dans cet ordre d’idées que Guillaume Mazeau a essayé de “comprendre les ambiguïtés engendrées par l’ingérence des médias dans l’exercice d’une justice […] qui doit dorénavant tenir compte de l’opinion publique.” (Le Temps des médias 2010, n°15)
Le numérique est en train de transformer le journalisme, mais il ne doit pas transformer la justice en un spectacle public où les individus sont jugés et condamnés sur la base de déclarations hâtives et de preuves insuffisantes. Déjà que la divulgation publique (radio, réseaux sociaux…) d’informations privées et confidentielles, notamment par l’intermédiaire de témoins ou d’invités, présente un risque de violation des droits de la personne. Ce risque d’atteinte à l’intégrité personnelle nous commande de reconsidérer les pratiques actuelles et d’insister sur la responsabilité collective d’assurer la protection des informations privées à l’ère numérique.
Considérations conjoncturelles
Il n’est pas anodin que cette réflexion intervient au moment où de nombreux dossiers impliquant des délits d’aoutrage aux bonnes mœurs, autant que des cas de corruption, de crimes financiers et de financement du terrorisme, souvent en cours d’instruction judiciaire, sont ouvertement débattus. Ce phénomène présente un risque non négligeable pour les personnes interpellées, dont la culpabilité reste parfois à démontrer. Leur nom, associé à des dossiers dont ils pourraient vraisemblablement ressortir innocents, restera néanmoins gravé dans les archives d’internet, laissant une empreinte numérique indélébile. Cela peut engendrer des conséquences durables, voire dévastatrices, sur leur réputation et leur vie privée, soulignant ainsi l’urgence d’une régulation plus stricte de ces pratiques.
Dans ce contexte, l’Observatoire du Numérique (ObNH) rappelle ces recommandations juridiques pouvant assurer la protection des individus dans cet environnement numérique en constante évolution :
- Règlementation sur les discours de haine et la diffamation [en ligne] : nous encourageons l’institution d’une législation qui tienne compte de la réalité du numérique, en particulier en ce qui concerne les discours de haine et la diffamation en ligne.
- Promotion de l’éducation aux médias : Il est nécessaire de mettre en place des programmes d’éducation aux médias afin de former les citoyens à l’analyse critique des informations reçues et à la compréhension des conséquences de la diffusion d’informations non vérifiées, en particulier les travailleurs de la presse.
- Instauration de sanctions plus sévères pour les infractions numériques : Tout en reconnaissant que la liberté d’expression est un droit fondamental, les sanctions pour les infractions en ligne doivent être proportionnées et dissuasives afin de décourager la justice médiatique.
Ce plaidoyer s’étend non seulement aux politiques, mais également aux acteurs académiques, aux différentes associations de médias : l’Association Nationale des Médias Haïtiens (ANMH), l’Association des Journalistes Haïtiens (AJH), l’Association Haïtienne des Médias en Ligne (AHML), le Réseau National des Médias en Ligne (RENAMEL), ainsi que les différentes structures organisées de la société civile, évoluant dans le secteur de la société de l’information.
L’ObNH appelle aussi à davantage de formation pour les journalistes, tant à la pratique journalistique et la déontologie du métier, mais également aux sciences humaines et sociales, ce qui les outillera davantage à une meilleure compréhension des enjeux sociaux de notre temps.